Professeur titulaire et directeur de l’Observatoire international des droits linguistiques
La réponse à cette question se
trouve dans l’histoire de la Terre de Rupert et des Territoires du
Nord-Ouest. Avant leur annexion, ces vastes territoires de l’ouest et du
nord canadien étaient administrés par la Compagnie de la Baie d’Hudson,
une compagnie à charte royale, qui avait obtenu le monopole pour la
traite de la fourrure dans cette région. Ces territoires seront annexés
au Canada en 1870, à la suite de négociations entre des représentants
canadiens et de la population de ces territoires. Le résultat de ces
négociations sera la création et l’admission du Manitoba à titre de
nouvelle province
10 et le reste des territoires, appelés Territoires du Nord-Ouest et Terre de Rupert
11, a été annexé comme un territoire administré par le gouvernement fédéral
12. Une partie de ces territoires formera, en 1905, les provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan.
Bref survol historique
En
décembre 1867, le Parlement du Canada présente une adresse à la Reine
demandant au Parlement impérial d’« unir la Terre de Rupert et le
Territoire du Nord?Ouest à la Puissance du Canada » et d’accorder au
Canada le pouvoir de légiférer à l’égard de ces territoires
13. Dans l’
Adresse de 1867,
le Canada promet que, dans l’éventualité d’un transfert, ses organes «
seront prêts à pourvoir à ce que les droits acquis de toute Corporation,
Compagnie ou Individu de ces régions soient respectés ».
Cette
demande du Canada sera refusée. Au lieu, la Reine encourage le Canada à
entamer des négociations avec les deux territoires afin de parvenir à
des conditions d’admission favorables. En 1869, à la suite d’une entente
avec la Compagnie de la Baie d’Hudson, le Parlement canadien adopte une
seconde adresse, dans laquelle il demande à la Reine la permission
d’annexer la Terre de Rupert aux conditions approuvées par la Compagnie
et de prévoir l’entrée de ce territoire dans le Canada
14. Dans
l’Adresse de 1869,
le Parlement autorise le gouverneur en conseil « à régler tous les
détails qui seront nécessaires pour la mise à exécution de la convention
ci-dessus ».
La population de ces territoires reçoit mal ce
projet d’annexion. En novembre 1869, un groupe d’habitants interdit
l’entrée sur le territoire au lieutenant-gouverneur proposé par le
Canada. Peu après, un groupe de Métis, dont fait partie Louis Riel,
prend Upper Fort Garry dans la Colonie de la Rivière-Rouge. Riel
convoque des représentants des paroisses anglophones et francophones des
territoires. Ces représentants forment un gouvernement provisoire. Au
cours des mois qui suivent, les représentants énoncent certaines
revendications auxquelles le Canada doit accéder pour faire accepter sa
prise de contrôle. Ces demandes sont exprimées sous forme de « Listes
des droits ». Une première liste est produite en décembre 1869, une
deuxième en février 1870 et une troisième en mars 1870. Au nombre des
exigences énumérées figure celle-ci : « [l]’usage des langues anglaise
et française sera facultatif dans la législature et les cours de
justice, et tous les documents publics et les actes de la législature
seront publiés dans les deux langues »
15.
Cette revendication reflète l’usage qui a cours à l’époque d’adopter la
législation dans les deux langues officielles dans les territoires.
Le
Canada assimile les activités des résidants des territoires à des actes
de rébellion. Afin d’apaiser les tensions, le 6 décembre 1869, le
gouverneur général signe la
Proclamation royale de 1869 qui
fait état « du chagrin et du déplaisir avec lesquels la Reine regarde
les actes déraisonnables et illégaux qui ont eu lieu ». Aux termes de la
Proclamation, les résidants sont assurés que : « […] sous l’union avec
le Canada, tous vos droits et privilèges civils et religieux seront
respectés, vos propriétés vous seront garanties, et que votre pays sera
gouverné, comme par le passé, d’après les lois anglaises et dans
l’esprit de la justice britannique ».
Par la suite, le Canada
invite une délégation des territoires à venir à Ottawa pour entamer les
négociations au sujet de l’annexion. Les parties conviennent alors
qu’une petite partie des territoires - la nouvelle province du Manitoba -
entrera dans le Dominion à titre de province, tandis que le reste des
territoires sera annexé au Canada à titre de nouveau territoire et
relèvera du Parlement. Comme convenu, le Parlement adopte, en mai 1870,
la
Loi de 1870 sur le Manitoba, laquelle a pour effet de créer
la province du Manitoba à partir d’une parcelle de ces territoires. En
juin 1870, le gouvernement impérial de Londres prend le
Décret de 1870,
qui ordonne l’admission de la Terre de Rupert et du Territoire du
Nord-Ouest dans le Canada à titre de territoire aux termes et conditions
énoncés dans les
Adresses de 1867 et de 1869. Ces
Adresses sont annexées au
Décret de 1870, lequel sera inscrit, avec ses annexes, à l’annexe de la
Loi constitutionnelle de 1982.
C’est dans ce contexte historique que la Cour suprême du Canada doit
répondre à la question qui lui est posée. Dans une décision partagée
(six contre trois), elle rejettera les prétentions de Caron et Boutet et
mettra ainsi fin à l’espoir de faire renaître, dans l’Ouest canadien, à
l’exclusion du Manitoba, un embryon de bilinguisme.
L’opinion majoritaire
L’opinion majoritaire de la Cour suprême du Canada est rendue par les
juges Cromwell et Karakatsanis. La majorité conclut que la thèse
soutenue par Caron et Boutet doit être rejetée, car elle ne respecte ni
le texte, ni le contexte, ni l’objet des documents qu’ils invoquent
16.
Les
juges majoritaires reconnaissent, d’entrée de jeu, que la dualité
linguistique et les droits linguistiques sont profondément enracinés
dans notre histoire et qu’ils reflètent les principes fondamentaux que
sont le constitutionnalisme et la protection des minorités. Toutefois,
ils ajoutent qu’ils doivent également garder à l’esprit que le principe
fondamental du fédéralisme exige qu’ils tiennent compte de l’autonomie
dont les gouvernements provinciaux disposent pour assurer le
développement de leur société dans leurs propres sphères de compétence
17. Selon eux :
Les juges majoritaires poursuivent en
reconnaissant qu’il faut donner une interprétation large et libérale aux
documents constitutionnels et ajoute, en se référant à la décision de
principe
R. c. Beaulac19,
que les droits linguistiques doivent recevoir une interprétation
téléologique qui apporte une solution de droit de façon compatible avec
le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle
au Canada. Faisant ensuite référence au
Renvoi relatif à la sécession du Québec 20,
les juges majoritaires indiquent qu’un tribunal doit toujours se
rappeler que, même à l’époque de la Confédération, la protection des
droits des minorités était considérée comme un facteur essentiel dans
l’élaboration de notre structure constitutionnelle
21.
Or, ceci étant dit, ils rappellent également que ces principes ne
peuvent avoir préséance sur le texte écrit de la Constitution et que la
Constitution ne peut être considérée comme « un simple contenant, à même
de recevoir n’importe quelle interprétation qu’on pourrait vouloir lui
donner »
22.
Les juges majoritaires envoie ainsi un message on ne peut plus clair :
si les tribunaux doivent donner une interprétation généreuse aux droits
linguistiques constitutionnels; ils ne doivent pas en créer de nouveaux
23.
Dans
la même lignée, ils précisent que dans l’histoire constitutionnelle
canadienne, les droits linguistiques ont toujours été conférés de
manière expresse. Ils donnent comme exemple les articles 133 de la
Loi constitutionnelle de 1867 24 et l’article 23 de la
Loi de 1870 sur le Manitoba qui traitent expressément de ces droits. Ils ajoutent que l’absence totale d’un libellé semblable dans le
Décret de 1870,
adopté à la même époque, affaiblit sérieusement l’argument des
appelants selon lequel les expressions « droits acquis » ou « droits
légaux » qui figurent dans l’
Adresse de 1867devraient être interprétées de façon à englober les droits linguistiques
25.
Si le législateur avait voulu conférer des droits linguistiques, il
l’aurait fait de façon explicite, et non en les incorporant par un
renvoi implicite à des termes génériques comme « droits acquis » ou «
droit légaux »
26.
Les
juges majoritaires ajoutent que les prétentions des appelants ne sont
pas seulement contredites par les documents, mais également par le
contexte entourant leur création. Ils précisent que les documents
montrent clairement que les représentants des territoires n’ont jamais
cru que la promesse qui a été donnée au sujet du respect des « droits
acquis » ou « droits légaux » incluait les droits linguistiques
27.
Ils ajoutent que les débats parlementaires montrent bien que la
promesse relative au respect des « droits acquis », qui figure dans l’
Adresse de 1867,
ne renvoie pas aux droits linguistiques, mais bien aux droits de
propriété et à d’autres droits qui en découlent (comme le droit de
traite exclusif accordé à la Compagnie en vertu de la charte royale)
28.
Les juges majoritaires reconnaissent que les représentants des
territoires ont bel et bien tenté de faire constitutionnaliser les
droits linguistiques lors de leurs négociations avec Ottawa. Or, comme
il n’y a aucune mention expresse du bilinguisme législatif dans le
Décret de 1870,
cela tend à indiquer que le bilinguisme législatif, s’il a été négocié
avec succès dans le cas de la nouvelle province du Manitoba, n’était pas
prévu dans le cas de la Terre de Rupert et des Territoires du
Nord-Ouest
29. L’objet du
Décret de 1870,
selon les juges majoritaires, consistait donc à effectuer le transfert
de la Terre de Rupert et des Territoires du Nord-Ouest au Canada. Dans
la mesure où un compromis historique est intervenu pour consacrer le
bilinguisme législatif dans le cadre de l’annexion de ces territoires,
ce compromis s’est cristallisé dans l’article 23 de la
Loi de 1870 sur le Manitoba et nulle part ailleurs
30.
En
ce qui concerne l’argument des appelants voulant que l’administration
combinée et bilingue des Territoires du Nord-Ouest par la nouvelle
province du Manitoba, à compter de 1870, constitue une preuve que le
bilinguisme législatif a bel et bien été consacré dans l’ensemble des
territoires annexés, les juges majoritaires répondent qu’ils font fausse
route. Ils notent que cette administration combinée prit fin en 1875
avec l’adoption de l’
Acte des Territoires du Nord-Ouest31.
Cette loi, qui crée des institutions gouvernementales permanentes pour
les Territoires du Nord-Ouest, ne contient aucune garantie concernant le
bilinguisme législatif. Or, deux ans plus tard, une disposition visant à
établir le bilinguisme dans les Territoires du Nord-Ouest sera
présentée et adoptée
32.
Les juges majoritaires tiennent cependant à préciser que cette
modification ne doit pas mener à la conclusion que la Chambre des
communes l’avait adopté parce qu’elle était motivée par un sentiment
d’obligation constitutionnelle
33.
Les juges majoritaires rappellent que la Cour suprême du Canada avait
déjà eu à se prononcer sur une question similaire à la présente affaire
dans l’arrêt
Mercure34. Bien qu’ils conviennent que la Cour n’ait pas été appelée dans cette affaire à interpréter le
Décret de 1870, ils ajoutent que s’ils donnent raison aux appelants, alors il faudra en tirer la conclusion que le dispositif de l’arrêt
Mercure
est manifestement erroné : « La stabilité de notre droit
constitutionnel milite contre une acceptation précipitée d’un tel
argument »
35.
Quant à l’argument des appelants voulant que la
Proclamation royale de 1869
consacre le bilinguisme législatif puisqu’elle donnait l’assurance aux
résidants que « sous l’union avec le Canada, tous vos droits et
privilèges civils et religieux seront respectés », les juges
majoritaires précisent que lorsque celle-ci est interprétée à la lumière
de son contexte et de son objet, les mots « droits et privilèges civils
et religieux » n’évoquent pas une promesse solennelle de garantir le
bilinguisme législatif
36.
Ainsi, en l’absence d’une garantie consacrée comme c’est le cas pour le Manitoba
37, le Québec
38 et le Nouveau-Brunswick
39,
les juges majoritaires conclurent que les provinces ont le pouvoir de
décider de la langue ou des langues qu’elles utiliseront pour légiférer.
Une province peut donc choisir d’édicter ses lois et règlements en
français et en anglais. Elle peut également décider de le faire dans une
seule langue. Puisque le libellé de l’
Adresse de 1867 n’étaye
pas la thèse de l’existence d’une garantie constitutionnelle de
bilinguisme législatif, l’Alberta était donc libre de choisir une seule
langue pour ses lois.
Les juges majoritaires abordent également
ce que nous pouvons qualifier de considérations d’ordre pratique. Ainsi,
ils conclurent que les arguments de Caron et de Boutet, s’ils étaient
retenus, pourraient avoir des conséquences « d’une portée considérable
». Ils obligeraient, entre autres, la Cour à conclure que le bilinguisme
législatif a été constitutionnalisé non seulement en Alberta, mais
également dans toutes les terres qui appartenaient auparavant à la
Compagnie de Baie d’Hudson, soit la province de la Saskatchewan, une
partie des provinces de l’Ontario et du Québec, au Yukon, au Nunavut et
aux Territoires du Nord-Ouest. La suite logique de ce raisonnement,
selon les juges majoritaires, conduirait inévitablement à la conclusion
que plusieurs autres revendications ont été constitutionnalisées, dont
celle exigeant la nomination de juges bilingues
40.
L’opinion dissidente
Les
juges dissidents, Wagner, Côté et Abella, répondent par l’affirmative à
la question posée dans l’appel. Ils précisent qu’il faut appliquer à l’
Adresse de 1867, lequel est un document constitutionnel, les
principes d’interprétation constitutionnelle pour déterminer la
signification du terme « droits acquis » et qu’interprété correctement,
le compromis constitutionnel à la source de cette promesse vise
effectivement le bilinguisme législatif
41.
Les juges dissidents écartent l’arrêt
Mercure dont la pertinence pour interpréter les documents en cause dans l’arrêt
Caron est,
à leur avis, assez limitée. Ils précisent que la question en litige
dans ces deux affaires diffère de manière significative. Dans
Caron, la question est de savoir si la
Loi linguistique, adoptée après la décision dans l’arrêt
Mercure, est invalide en raison d’une obligation constitutionnelle qui incomberait à l’Alberta en vertu, entre autres, du
Décret de 187042, une question qui n’a pas été abordée dans
Mercure.
Les juges rappellent que la teneur des promesses contenues dans l’
Adresse de 1867
ne peut être interprétée sans tenir compte du contexte dans lequel
elles ont été faites. Ils ajoutent que la preuve historique révèle que
les droits linguistiques revêtaient une importance primordiale pour la
population des territoires et qu’elle avait revendiqué et obtenu la
promesse que ces droits seraient respectés. Cette conclusion est, selon
les juges dissidents, fondée sur les prémisses suivantes. Premièrement,
le bilinguisme était incontestablement bien établi partout dans la Terre
de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest durant la période précédant
l’annexion et celle qui l’a immédiatement suivie
43.
Deuxièmement, le bilinguisme législatif a toujours fait partie des
revendications lors des négociations, et les délégués canadiens,
impatients d’en arriver à un compromis avec les représentants de la
population le savaient et ne s’y sont pas opposés. Troisièmement, il
était nécessaire de négocier avec les représentants de ces territoires
si l’on voulait procéder à l’annexion. Quatrièmement, les gouvernements
canadien et britannique ont fait un certain nombre de promesses qui
assuraient à la population des territoires la préservation du
bilinguisme. Cinquièmement, les gouvernements ont tenu ces promesses et
ont agi en conséquence dans les années qui ont immédiatement suivi le
compromis de 1870. Sixièmement, ces pratiques linguistiques, de même que
les revendications et les promesses visant leur protection,
s’étendaient à l’ensemble des territoires et n’étaient pas restreintes à
ce qui allait devenir la nouvelle province du Manitoba
44.
La preuve établit clairement que lorsque les habitants des territoires
ont eu vent de l’intention du Canada de joindre unilatéralement leurs
terres au Dominion, ils ont manifesté leur mécontentement et ont indiqué
les conditions auxquelles ils seraient disposés à consentir afin de
procéder à l’annexion. L’une de ces conditions était la garantie de
bilinguisme législatif
45.
Le Canada, pour sa part, n’était pas prêt à procéder à l’annexion des
territoires à moins que la prise de possession ne soit pacifique. Ce
contexte sociopolitique particulier a eu un impact important sur les
négociations et sur les engagements pris envers la population concernée.
Durant toutes les négociations, les gouvernements canadien et
britannique formulent une série de promesses, lesquels constituent,
selon les juges dissidents, le fondement de l’obligation
constitutionnelle de l’Alberta d’édicter, d’imprimer et de publier ses
lois et règlements en français
46.
La première promesse se trouve dans la
Proclamation royale de 1869,
où le gouvernement britannique garantit, entre autres, à la population
des Territoires du Nord-Ouest que tous ses « droits et privilèges civils
et religieux seront respectés » à la suite de l’annexion. À la lecture
de ce texte, il est clair, selon les juges dissidents, que la promesse
s’étend à l’ensemble de la population des Territoires et non seulement à
ceux de la Colonie de la Rivière-Rouge. De plus, les délégués du
gouvernement canadien, lors des rencontres avec les représentants de la
population, confirment que les droits et privilèges dont elle jouit
seront respectés
47.
Des promesses sont également formulées aux représentants de la
population lors des négociations à Ottawa. D’ailleurs, lors de ces
négociations, la revendication concernant le bilinguisme législatif
n’est pas litigieuse, et rien n’indique qu’elle n’a pas été acceptée
48.
Les juges dissidents en tirent donc la conclusion que la population
avait compris que le bilinguisme législatif faisait partie des promesses
faites au regard de la création des Territoires du Nord-Ouest
49.
Après
leur admission dans le Dominion, les Territoires du Nord-Ouest et le
Manitoba sont administrés en grande partie par les mêmes hauts
fonctionnaires, ce qui est bien adapté à la réalité démographique.
Durant cette période, le bilinguisme continue à être appliqué dans les
sphères législative, judiciaire et sociale dans l’ensemble des
territoires
50. C’est donc sous le signe de la continuité que se fait la transition
51.
Les juges dissidents font ensuite référence à l’article 11 de l’
Acte des Territoires du Nord-Ouest 187752,
lequel
consacre le bilinguisme législatif existant. Ils manifestent leur
désaccord avec la conclusion des juges majoritaires voulant que
l’article 110 de
l’Acte des Territoires du Nord-Ouest1886
soit venu modifier l’article 11. Selon les juges dissidents, cette
modification, telle que comprise par les juges majoritaires, ne reflète
pas le compromis intervenu en 1870
53.
Les juges dissidents rejettent également l’argument voulant que les
négociations au sujet du bilinguisme législatif aient abouti seulement à
la
Loi de 1870 sur le Manitoba. Cette conclusion, de la part
des juges majoritaires, repose essentiellement sur l’absence de renvoi
exprès au bilinguisme législatif dans le
Décret de 1870. Les
juges dissidents considèrent que cet argument n’est d’aucune utilité.
Premièrement, ils notent qu’il est difficile de comparer ces deux
instruments puisqu’ils ne proviennent pas des mêmes organes législatifs.
En effet, la
Loi de 1870 sur le Manitoba fut adoptée par le Parlement canadien, et le
Décret de 1870, par le gouvernement impérial à Londres. Deuxièmement, le
Décret de 1870 contient une promesse explicite quant au respect des « droits acquis » de la population, énoncée dans l’
Adresse de 1867, laquelle portait sur la protection du bilinguisme législatif. Troisièmement, la
Loi de 1870 sur le Manitoba ne
visait pas uniquement les questions touchant la nouvelle province, mais
abordait également des questions touchant l’ensemble du territoire. Ils
tirent donc la conclusion qu’une interprétation des garanties relatives
au bilinguisme législatif prévues dans la
Loi de 1870 sur le Manitoba est que ces garanties s’étendaient également aux territoires nouvellement créés
54.
Pour les juges dissidents, il est essentiel de comprendre pleinement le contexte dans lequel l’
Adresse de 1867
a été prononcée afin d’interpréter son texte d’une manière téléologique
et exacte sur le plan historique. Selon eux, l’objet du
Décret de 1870
consistait à établir la souveraineté du Canada sur les territoires, aux
termes et aux conditions énoncés dans les adresses. La population de
ces territoires est ainsi entrée dans le giron constitutionnel canadien,
après de longues négociations qui se sont soldées par une entente entre
ses représentants et le gouvernement du Canada
55.
Interprétée de façon conforme aux principes d’interprétation des textes
constitutionnels, les juges dissidents concluent que l’
Adresse de 1867
contient une promesse de bilinguisme législatif applicable sur
l’ensemble des territoires annexés en 1870. Au cours des négociations,
la population avait demandé que ce droit soit garanti et cette demande
n’a fait l’objet d’aucune résistance de la part des autorités
canadiennes. En outre, des documents comme la
Proclamation royale de 1869
permettent de conclure que la population s’était vue garantir le
bilinguisme législatif au moment de l’annexion. La population avait donc
toutes les raisons de croire qu’elle avait obtenu le droit au
bilinguisme législatif comme condition préalable à l’entrée dans l’union
56.
En réponse aux préoccupations pratiques de la majorité voulant qu’une
réponse positive aux demandes de Caron et Boutet ait des conséquences «
d’une portée considérable », les juges dissidents répondent que les
répercussions pratiques seraient plutôt limitées puisque les territoires
touchés, à l’exception de la Saskatchewan et de l’Alberta, adoptent
déjà leurs lois en français et en anglais. Enfin, ils signalent que la
question dont ils sont saisis est fondamentalement « une question de
droit, et non une question politique qui peut être laissée au bon
vouloir du gouvernement »
57.
Conclusion
L’arrêt
Caron peut être qualifié de dernière planche dans
le naufrage; cette dernière planche sur laquelle le naufragé s’agrippe
dans l’espoir qu’elle lui sauvera la vie. Dans l’arrêt
Caron,
cette
dernière planche aurait permis de corriger un tort historique immense
causé à la communauté francophone de l’Ouest canadien. En lisant
l’historique entourant l’annexion de ces territoires au Dominion
canadien et l’interprétation que les juges majoritaires de la Cour
suprême du Canada ont donnée aux promesses faites et aux engagements
pris envers les habitants de ces territoires, on ne peut que conclure à
un rendez-vous historique raté. La décision ne peut que nous laisser
avec un goût amer; une impression que les habitants de ces territoires
ont été trompé par des négociateurs fédéraux plus aguerries et moins
enclins à vouloir protéger leurs droits.
Plusieurs seraient portés à
marginaliser l’importance que le bilinguisme législatif peut avoir sur
le développement et l’épanouissement d’une communauté linguistique
minoritaire et à voir comme sans conséquence la décision dans
Caron.
Sans prétendre que le bilinguisme législatif soit plus important que le
droit à l’instruction dans la langue de la minorité, il n’en demeure
pas moins qu’il joue un rôle important dans la valorisation de la langue
et de la culture de la minorité, dans l’affirmation de son identité et
qu’il sert également à appuyer ses revendications. L’absence de la
langue minoritaire dans cette sphère publique a pour effet d’envoyer aux
locuteurs de cette langue un message négatif quant à leur statut.
Les
dispositions constitutionnelles et législatives qui traitent du
bilinguisme législatif et parlementaire ont une importance non seulement
symbolique, mais également politique. Elles permettent de relever le
statut de la langue minoritaire dans la sphère politique en la plaçant
sur un pied d’égalité avec la langue de la majorité. Elles donnent
également au groupe minoritaire une certaine légitimité sur le plan
politique. Malheureusement, les communautés francophones de l’Alberta et
de la Saskatchewan devront accepter que cette reconnaissance n’existe
pas pour eux.
Un autre aspect inquiétant de l’arrêt
Caron
est le message que la Cour suprême du Canada semble nous envoyer au
sujet de l’interprétation des droits linguistiques. La Cour semble
adopter une approche plus restrictive en ce qui concerne
l’interprétation des droits linguistiques; nous ramenant, en quelque
sorte, à l’approche interprétative restreinte qui avait cour avant
l’arrêt
Beaulac.
Osons espérer que cette décision
n’est qu’un écart de parcours et qu’elle reflète plutôt les
circonstances particulières de l’affaire et non une nouvelle tendance
dans l’interprétation des droits linguistiques.
1 L’auteur était l’avocat de l’Association canadienne-française de l’Alberta, l’une des intervenante dans ce dossier.
2 Caron c Alberta , 2015 CSC 56, [2015] ACS n
o 56 (QL) [
Caron].
3 Traffic Safety Act , RSA 2000, c T-6.
4 Use of Highway and Rules of the Road Regulation , Alta Reg 304/2002.
5 Loi linguistique RSA 2000, c L?6 [
Loi linguistique].
6 2008 ABPC 232, 95 Alta LR (4th) 307.
7 2009 ABQB 745, 23 Alta LR (5th) 321.
8 2014 ABCA 71, 92 Alta LR (5th) 306.
9 Caron ,
supra note 2 au para 9.
10 Loi de 1870 sur le Manitoba , SC 1870, c 3 (renommé
Loi constitutionnelle de 1871 dans la
Loi constitutionnelle de 1982,
art 43 [
Loi de 1870 sur le Manitoba]. La
Loi de 1870 sur le Manitoba est maintenant inscrite dans la Constitution du Canada en vertu de l’alinéa 52(2)
b) de la
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la
Loi de 1982 sur le Canada (R-U),
1982, c 11.
11
Ces territoires correspondent aux provinces de l’Alberta et de la
Saskatchewan, ainsi qu’aux territoires du Nunavut, du Yukon et des
Territoires du Nord-Ouest et des parties des provinces de l’Ontario et
du Québec.
12 Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le territoire du Nord - Ouest (1870) (R ? U) (reproduit dans LRC 1985, app II, no 9), cédules A, B [
Décret de 1870].
13 Décret de 1870 , annexe B [l’
Adresse de 1867].
14 Décret de 1870 , annexe B [l’
Adresse de 1869].
15 Caron ,
supra note 2 au para 21.
19 R c Beaulac , [1999] 1 RCS 768, 173 DLR (4
e) 193.
20 Renvoi relatif à la sécession du Québec , [1998] 2 RCS 217, 161 DLR (4
e) 385.
21 Caron ,
supra note 2 au para 35.
24 Loi constitutionnelle de 1867 , 30 & 31 Vict, c 3 [
Loi constitutionnelle de 1867].
25 Caron ,
supra note 2 au para 40.
31 Acte des Territoires du Nord - Ouest , 1875, SC 1875, c 49.
32 Acte des Territoires du Nord - Ouest , 1877, SC 1877, c 7, art 11.
33 Caron ,
supra note 2 au para 89.
34 R c Mercure , [1988] 1 RCS 234, 48 DLR (4
e) 1. Dans l’arrêt
Mercure,
le juge La Forest avait conclu que même si l’article 110 de
l’Acte des Territoires du Nord-Ouest, SRC 1886, c 50, (abrogé et remplacé par 1891, c 22, art 18), dont le contenu était similaire à l’article 133 de la
Loi constitutionnel de 1867,
avait
été maintenu en vigueur après la création de la province de la
Saskatchewan, cette disposition n’avait pas été constitutionnalisée et
pouvait donc être modifiée ou abrogée par une loi. Peu de temps après
l’arrêt
Mercure, les législatures de l’Alberta et de la
Saskatchewan adoptèrent des dispositions permettant de déroger à
l’article 110. C’est ainsi que l’Alberta adopta la
Loi linguistique,
supra note 5.
35 Caron ,
supra note 2 au para 82.
37 Loi de 1870 sur le Manitoba , supra note 10, art 23.
38 Loi constitutionnelle de 1867, supra note 24, art 133.
39 Loi constitutionnelle de 1982 , annexe B de la
Loi de 1982 sur le Canada (R-U),
1982, c 11, para 18(2).
52 Acte des Territoires du Nord - Ouest , 1877,
supra note 32.
53 Caron ,
supra note 2 au para 205.